Que savons-nous ? Et sommes-nous même assurés d'exister ? Actuellement différents de ce que nous étions à la seconde précédente, et de ce que nous deviendrons dans un instant, nous assistons à l'évanouissement perpétuel des phénomènes du monde extérieur, aussi bien qu'à celui de nos états de conscience.
André Rolland de Renéville
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mercredi 6 juin 2012
La chute des âmes dans Le Phèdre, Platon
[246]
[…]
Supposons donc que l’âme ressemble aux forces combinées d’un attelage ailé et d’un cocher. Tous les chevaux et les cochers des dieux sont bons et de bonne race ; ceux des autres êtres sont formés d’un mélange. Chez nous d’abord, le chef de l’attelage dirige deux chevaux ; en outre, si l’un des coursiers est beau, bon et de race excellente, l’autre, par sa nature et par son origine, est le contraire du premier. Nécessairement donc la conduite de notre attelage est difficile et pénible. Mais pour quelle raison, un être vivant est-il donc désigné, tantôt comme mortel, tantôt comme immortel : c’est ce qu’il faut essayer d’expliquer. Tout ce qui est âme prend soin de tout ce qui est sans âme, fait le tour du ciel tout entier et se manifeste tantôt sous une forme et tantôt sous une autre. Quand elle est parfaite et ailée, elle parcourt les espaces célestes et gouverne le monde tout entier. Quand elle a perdu ses ailes, elle est emportée jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide ; là, elle établit sa demeure, prend un corps terrestre et paraît, par la force qu’elle lui communique, faire que ce corps se meuve de lui-même. Cet ensemble, composé et d’une âme et d’un corps, est appelé être vivant et qualifié de mortel par surnom. Quant au nom d’immortel, il ne peut être défini par aucun raisonnement raisonné ; mais, dans l’impossibilité où nous sommes de voir et de connaître exactement Dieu, nous nous l’imaginons comme un être immortel ayant une âme et possédant un corps, éternellement l’un à l’autre attachés. Toutefois, qu’il en soit de ces choses et qu’on en parle ainsi qu’il plaît à Dieu ! Recherchons, quant à nous, la cause qui fait que l’âme perd ses ailes et les laisse tomber. Elle est telle que voici. La force de l’aile est par nature de pouvoir élever et conduire ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux. De toutes les choses attenantes au corps, ce sont les ailes qui le plus participent à ce qui est divin. Or ce qui est divin, c’est le beau, le sage, le bon et tout ce qui est tel. Ce sont ces qualités qui nourrissent et fortifient le mieux l’appareil ailé de l’âme, tandis que leurs contraires, le mauvais et le laid, le consument et le perdent. Le grand chef, Zeus, s’avance le premier dans le ciel en conduisant son char ailé ; il règle tout, veille sur tout. Derrière lui, s’avance l’armée des dieux et des génies disposée en onze cohortes. Hestia, seule, reste dans le palais des dieux.
[247]
Tous ceux des autres qui comptent au nombre des douze dieux conducteurs, marchent en tête de leur cohorte, dans l’ordre qui fut prescrit à chacun d’eux. De nombreuses visions bienheureuses, de nombreuses évolutions divines animent donc l’intérieur du ciel, où la race des dieux bienheureux circule pour accomplir la tâche assignée à chacun. Derrière eux, marchent tous ceux qui veulent et qui peuvent les suivre, car l’envie n’a point place dans le chœur des dieux. Lorsqu’ils vont assister au repas et prendre part au festin, ils montent travers des régions escarpées, jusqu’au plus haut sommet de la voûte du ciel. Toujours en équilibre, les chars des dieux sont faciles à conduire et montent aisément. Ceux qui les suivent, par contre, ne grimpent qu’avec peine, car le coursier doué d’une complexion vicieuse s’affaisse, s’incline vers la terre et s’alourdit, s’il n’a pas été bien dressé par ses cochers. Alors une tâche pénible et une lutte suprême s’offrent à l’âme de l’homme. Les âmes appelées immortelles, quand elles sont parvenues au sommet, passent au-dehors et vont se placer sur le dos même du ciel ; et, tandis qu’elles s’y tiennent, le mouvement circulaire les emporte, et elles contemplent l’autre côté du ciel. Aucun poète d’ici-bas n’a jusqu’ici chanté cette région supra-céleste, et jamais aucun dignement. Voici pourtant ce qu’elle est, car il faut oser dire la vérité, surtout quand on parle sur la Vérité même. L’Essence qui possède l’existence réelle. celle qui est sans couleur, sans forme et impalpable ; celle qui ne peut être contemplée que par le seul guide de l’âme, l’intelligence ; celle qui est la source du savoir véritable, réside en cet endroit. Pareille à la pensée de Dieu qui se nourrit d’intelligence et de science absolue, la pensée de toute âme, cherchant à recevoir l’aliment qui lui convient, se réjouit de revoir après un certain temps l’Être en soi, se nourrit et se rend bienheureuse en contemplant la vérité, jusqu’à ce que le mouvement circulaire la ramène à son point de départ. Durant cette révolution, elle contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse, elle contemple la science, non cette science sujette au devenir, ni celle qui diffère selon les différents objets que maintenant nous appelons des êtres, mais la science qui a pour objet l’Être réellement être. Puis, quand elle a de même contemplé les autres êtres réels et qu’elle s’en est nourrie, elle plonge à nouveau dans l’intérieur du ciel, et rentre en sa demeure. Dès qu’elle y est rentrée, le cocher attache ses chevaux à la crèche, leur jette l’ambroisie, et les abreuve ensuite de nectar.
Telle est la vie des dieux.
[248]
Parmi les autres âmes, celle qui suit et ressemble le mieux à la divinité, élève la tête de son cocher vers cet envers du ciel, et se laisse emporter par le mouvement circulaire. Mais, troublée par ses coursiers, elle ne contemple qu’avec peine les êtres doués d’une existence réelle. Telle autre, tantôt s’élève et tantôt s’abaisse ; et, violentée par ses chevaux, elle aperçoit certaine réalités tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter ; mais, incapables de suivre, elles sombrent dans le remous qui les emporte, se jettent les unes sur les autres et se foulent aux pieds, chacune essayant de se porter avant l’autre. De là un tumulte, une lutte et les sueurs d’une suprême fatigue. Par la maladresse des cochers, beaucoup d’âmes alors deviennent boiteuses, beaucoup brisent une grande partie de leurs ailes. Toutes, malgré leurs efforts répétés, s’éloignent sans avoir été admises à contempler l’Être réel ; elles s’en vont n’ayant obtenu qu’opinion pour pâture. La cause de cet intense empressement à découvrir la plaine de vérité, est que l’aliment qui convient à la partie la plus noble de l’âme provient de la prairie qui s’y trouve, et que la nature de l’aile ne peut s’alimenter que de ce qui est propre à rendre l’âme légère. Il est aussi une loi d’Adrastée. Toute âme, dit-elle, qui a pu être la suivante d’un dieu et contempler quelques vérités absolues, est jusqu’à un autre périodique retour à l’abri de tout mal ; et, si elle reste capable de toujours accompagner son dieu, elle sera pour toujours hors de toute atteinte. Lorsque l’âme pourtant, impuissante à suivre les dieux, ne peut point arriver à la contemplation, et que par malheur, en s’abandonnant à l’oubli et en se remplissant de vices, elle s’appesantit : alors, une fois appesantie, elle perd ses ailes et tombe sur la terre. Dès lors, une loi lui défend d’animer à la première génération le corps d’un animal, mais prescrit à l’âme qui a contemplé le plus de vérités, de générer un homme qui sera ami de la sagesse, ami du beau, des Muses ou de l’amour. L’âme qui tient le second rang doit donner un roi juste ou guerrier mais apte à commander ; celle du troisième rang produira un politique, un administrateur ou un homme d’affaires ; celle du quatrième, un gymnaste infatigable ou quelque homme versé dans la guérison des maladies du corps ; celle du cinquième mènera la vie d’un devin ou d’un initiateur ; celle du sixième conviendra à un poète ou à quelque autre imitateur celle du septième animera un artisan ou un agriculteur celle du huitième, un sophiste ou un flatteur du peuple celle du neuvième, un tyran. Dans tous ces états, quiconque a vécu en pratiquant la justice obtient en échange une destinée meilleure ; celui qui l’a violée tombe dans une pire.
[249]
Aucune âme d’ailleurs ne retourne avant dix mille années au point d’où elle était partie ; car, avant ce temps, elle ne recouvre pas ses ailes, à moins qu’elle n’ait été l’âme d’un philosophe loyal ou celle d’un homme épris pour les jeunes gens d’un amour que dirige la philosophie. Alors, au troisième retour de mille ans, si elles ont trois fois successivement mené la même vie, elles recouvrent leurs ailes et s’en retournent après la trois millième année vers les dieux. Quant aux autres âmes, lorsqu’elles ont achevé leur première existence, elles subissent un jugement. Une fois jugées, les unes vont dans les prisons qui, sont sous terre s’acquitter de leur peine ; les autres, allégées par l’arrêt de leur juge, se rendent en un certain endroit du ciel où elles mènent la vie qu’elles ont méritée, tandis qu’elles vivaient sous une forme humaine. Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent se désigner et se choisir une nouvelle existence ; elles choisissent le genre de vie qui peut plaire à chacune. Alors l’âme humaine peut entrer dans la vie d’une bête, et l’âme d’une bête, pourvu qu’elle ait été celle d’un homme jadis, peut animer un homme de nouveau, car l’âme qui jamais n’a vu la vérité ne saurait s’attacher à une forme humaine. Pour être homme, en effet, il faut avoir le sens du général, sens grâce auquel l’homme peut, partant de la multiplicité des sensations, les ramener à l’unité par le raisonnement. Or cette faculté est une réminiscence de tout ce que jadis a vu notre âme quand, faisant route avec Dieu et regardant de haut ce qu’ici-bas nous appelons des êtres, elle dressait sa tête pour contempler l’Être réel. Voilà pourquoi il est juste que seule la pensée du philosophe ait des ailes ; elle ne cesse pas, en effet, de se ressouvenir selon ses forces des choses mêmes qui font que Dieu même est divin. L’homme qui sait bien se servir de ces réminiscences, initié sans cesse aux initiations les plus parfaites, devient seul véritablement parfait. Affranchi des préoccupations humaines, attaché au divin, il est considéré comme un fou par la foule, et la foule ne voit pas que c’est un inspiré.
C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. Quand un homme, apercevant la beauté d’ici-bas, se ressouvient de la beauté véritable, son âme alors prend des ailes, et, les sentant battre, désire s’envoler. Impuissante, elle porte comme un oiseau ses regards vers le ciel, néglige les sollicitudes terrestres, et se fait accuser de folie. Mais ce transport qui l’élève est en lui-même et dans ses causes excellentes le meilleur des transports, et pour celui qui le possède et pour celui auquel il se communique. Cet homme que ce délire possède, aimant la beauté dans les jeunes garçons, reçoit le nom d’amant. Effectivement, comme nous l’avons dit, toute âme humaine a par nature contemplé les êtres véritables ; elle ne serait point entrée sans cela dans le corps d’un humain.
[250]
Mais, se ressouvenir à la vue des choses de la terre de cette contemplation, n’est point facile pour toute âme. Certaines âmes n’ont, en effet, que brièvement aperçu ce qui est dans le ciel ; d’autres, étant tombées sur la terre, ont eu le malheur de se laisser entraîner dans l’injustice par de mauvaises compagnies, et d’oublier les mystères sacrés qu’elles avaient alors contemplés. Il reste seulement un petit nombre d’âmes qui en ont gardé un souvenir suffisant. Quand donc ces âmes aperçoivent ici-bas quelque image des choses qu’elles ont vues dans le ciel, elles sont alors frappées d’étonnement et ne peuvent plus se contenir. Elles ignorent pourtant d’où leur provient ce trouble, car elles n’ont pas des perceptions assez claires. C’est qu’ici-bas, en effet, les images de la justice, de la sagesse et des autres biens des âmes, ne jettent aucun éclat, et c’est à peine si l’obscurité de nos organes permet à peu d’entre nous, en rencontrant ces images, de contempler le modèle de ce qu’elles figurent. Mais alors, la beauté était splendide à contempler, lorsque, mêlés à un chœur bienheureux, nous, à la suite de Zeus, les autres, à celle d’un autre dieu, nous contemplions ce ravissant spectacle, et qu’initiés à des mystères qu’il est permis d’appeler très heureux, nous les célébrions en un état parfait, exempts des maux qui nous attendaient dans le temps à venir, admis à contempler dans une pure lumière, comme des mystes et des épopées, des apparitions parfaites, simples, immuables et béatifiques, purs nous-mêmes et point encore scellés dans ce qu’aujourd’hui nous appelons le corps que nous portons, emprisonnés en lui comme l’huître en sa coquille. Que ces paroles soient un hommage au souvenir, grâce auquel le regret de ces visions d’alors vient de nous faire à présent trop longuement parler. Quant à la beauté, elle brillait, nous l’avons dit, parmi ces visions. Retombés sur la terre, nous voyons encore, par le plus clairvoyant de nos sens, cette même beauté très clairement resplendir. La vue est, en effet, la plus pénétrante des facultés sensitives du corps. La sagesse pourtant n’est point par elle aperçue ; elle susciterait de prodigieuses amours, si elle offrait à nos yeux une image aussi claire que celle de la beauté. Il en serait de même de toutes les essences dignes de notre amour. Mais pour le moment, la beauté seule jouit du privilège d’être l’objet le plus visible et le plus attrayant. L’homme pourtant dont l’initiation n’est point récente ou qui s’est laissé corrompre, ne s’élève pas promptement de la beauté d’ici-bas vers la beauté parfaite, quand il contemple sur terre l’image qui en porte le nom. Aussi, loin de se sentir frappé de respect à sa vue, il cède alors au plaisir à la façon des bêtes, cherche à saillir cette image, à lui semer des enfants, et, dans la frénésie de ses fréquentations, il ne craint ni ne rougit de poursuivre une volupté contre nature.
Traduction Mario Meunier, 1922
lundi 12 décembre 2011
« Le mythe des androgynes » in Le Banquet 190 b – 193e, Platon, 380 avant J.-C
« [Aristophane] :
Quoi qu'il en soit, Eryximaque, je me propose de parler autrement que vous avez fait, Pausanias et toi. Il me semble que jusqu'ici les hommes ont entièrement ignoré la puissance de l'Amour ; car, s'ils la connaissaient, ils lui élèveraient des temples et des autels magnifiques, et lui offriraient de somptueux sacrifices : ce qui n'est point en pratique, quoique rien ne fût plus convenable ; car c'est celui de tous les dieux qui répand le plus de bienfaits sur les hommes, il est leur protecteur et leur médecin, et les guérit des maux qui empêchent le genre humain d’être pleinement heureux. Je vais donc essayer de vous faire connaître la puissance de l'Amour, et vous enseignerez aux autres ce que vous aurez appris de moi. Mais il faut commencer par dire quelle est la nature de l'homme et les modifications qu'elle a subies.

Jadis la nature humaine était bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. D'abord il y avait trois sortes d'hommes : les deux sexes qui subsistent encore, et un troisième composé de ces deux-là ; il a été détruit, la seule chose qui en reste c'est le nom. Cet animal formait une espèce particulière et s'appelait androgyne, parce qu'il réunissait le sexe masculin et le sexe féminin ; mais il n'existe plus, et son nom tenu pour infamant.
En second lieu, tous les hommes présentaient la forme ronde ; ils avaient le dos et les côtes rangés en cercle, quatre bras, quatre jambes, deux visages attachés à un cou rond, et parfaitement semblables ; une seule tête qui réunissait ces deux visages opposés l'un à l'autre ; quatre oreilles, deux sexes, et le reste dans la même proportion. Ils marchaient adoptant une station droite, comme nous, et sans avoir besoin de se tourner pour prendre tous les chemins qu'ils voulaient. Quand ils voulaient aller plus vite, ils s'appuyaient successivement sur leurs huit membres, et s'avançaient rapidement par un mouvement circulaire, comme ceux qui, les pieds en l'air, font la roue.
La différence qui se trouve entre ces trois espèces d'hommes vient de la différence de leurs principes. Le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre ; et celui qui est composé des deux autres par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de ces principes leur forme et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et vigoureux et leurs courages élevés ; ce qui leur inspira l'audace de monter jusqu'au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu'Homère l'écrit d'Ephialtès et d'Otus.
C’est alors que Zeus examina avec les dieux le parti qu'il fallait prendre. L'affaire n'était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas anéantir les hommes, comme autrefois les géants, en les foudroyant, car alors le culte et les sacrifices que les hommes leur offraient auraient disparu ; mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient supporter une telle insolence. Enfin, après de longues réflexions, Zeus s'exprima en ces termes : «Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c'est de diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux : par là, ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, ce sera d'augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et si, après cette punition, ils conservent leur audace impie et ne veulent pas rester en repos, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur des outres à la fête de Bacchus ».
2
Après cette déclaration, le dieu fit la séparation qu'il venait de résoudre ; et il la fit de la manière que l'on coupe les oeufs lorsqu'on veut les saler, ou qu'avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage et la moitié du cou du côté où la séparation avait été faite : afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon mit le visage du côté indiqué, et ramassant les peaux coupées sur ce qu'on appelle aujourd'hui le ventre, il les réunit à la manière d'une bourse que l'on ferme, n'y laissant au milieu qu'une ouverture qu'on appelle nombril. Quant aux autres plis, qui étaient en très grand nombre, il les polit, et façonna la poitrine avec un instrument semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir le cuir, et laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de l'ancien châtiment. Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à s’unir de nouveau avec celle dont elle avait été séparée ; et, lorsqu'elles se trouvaient toutes les deux, s’enlaçaient mutuellement, ardamment, dans le désir de se confondre à nouveau en un seul être, qu'elles finissaient par mourir de faim et d'inaction, ne voulant rien faire l'une sans l'autre. Quand l'une des deux moitiés périssait, celle qui subsistait en cherchait une autre, à laquelle elle s'unissait de nouveau, soit que ce fût la moitié d'une femme entière, ce que nous appelons maintenant une femme, soit que ce fût une moitié d'homme : et ainsi l’espèce s’éteignait.
Mais Zeus, pris de pitié, imagine un autre expédient : il met par-devant les organes sexuels, car auparavant ils étaient par derrière : on concevait et l'on répandait la semence, non l'un dans l'autre, mais à terre ; comme les cigales. Zeus mit donc les organes par-devant, et, de cette manière, il rendit possible un engendrement mutuel, l’organe mâle pouvant pénétrer dans l’organe femelle. Si, dans l’accouplement, un homme s’unissait à une femme, des enfants en étaient le fruit, et l’espèce se perpétuerait. En revanche, si le mâle venait à s'unir au mâle, la satiété les séparait bientôt, et, se calmant, se tourneraient vers l’action et ils se préoccuperaient d’autre chose dans l’existence.
De là vient l'amour que nous avons naturellement les uns pour les autres : il nous ramène à notre nature primitive, il fait tout pour réunir les deux moitiés et pour nous rétablir dans notre ancienne perfection, pour guérir notre nature humaine. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout de la même manière qu'on coupe une sole en deux. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui proviennent de la séparation de ces êtres composés qu'on appelait androgynes aiment les femmes ; et la plupart des hommes qui trompent leur femme appartiennent à cette espèce, à laquelle appartiennent aussi les femmes qui aiment les hommes et trompent leur mari. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées vers les femmes : à cette espèce appartiennent les lesbiennes. De même, les hommes qui proviennent de la séparation des hommes primitifs cherchent le sexe masculin. Tant qu'ils sont jeunes, ils aiment les hommes : ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras : ils sont les premiers parmi les adolescents et les adultes, comme étant d'une nature beaucoup plus mâle. C'est bien à tort qu'on les accuse d'être sans pudeur, car ce n'est pas faute de pudeur qu'ils agissent ainsi ; c'est parce qu'ils ont une âme forte, un courage mâle et un caractère viril qu'ils recherchent leurs semblables : et ce qui le prouve, c'est qu'avec l'âge ils se montrent plus capables que les autres à servir l'Etat. Devenus hommes, à leur tour ils aiment les jeunes gens ; et s'ils se marient, s'ils ont des enfants, ce n'est pas que la nature les y porte, c'est que la loi les y contraint. Ce qu'ils aiment, c'est de passer leur vie les uns avec les autres dans le célibat. Que les hommes de ce caractère aiment ou soient aimés, leur unique but est de se réunir à qui leur ressemble.
Lorsqu'il arrive à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié, la sympathie, l'amitié, l'amour les saisit l'un et l'autre d'une manière si merveilleuse qu'ils ne veulent plus en quelque sorte se séparer, ne fût-ce qu’un moment. Ces mêmes hommes, qui passent toute la vie ensemble, ne sauraient dire ce qu'ils veulent l'un de l'autre ; car, s'ils trouvent tant de douceur à vivre de la sorte, il ne paraît pas que les plaisirs des sens en soient la cause.
3
Evidemment leur âme désire quelque autre chose qu'elle ne peut exprimer, mais qu'elle devine et qu'elle donne à entendre. Et quand ils sont couchés dans les bras l'un de l'autre, si Héphaïstos, leur apparaissant avec les instruments de son art, leur disait : « 0 hommes, qu'est-ce que vous demandez réciproquement ?» et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi : «Ce que vous voulez, n'est-ce pas d'être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l'un sans l'autre ? Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous mêler de telle façon que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule, et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d'une vie commune, comme une seule personne, et que, quand vous serez morts, là aussi, dans la mort, vous serez réunis de manière à ne pas faire deux personnes, mais une seule. Voyez donc encore une fois si c'est là ce que vous désirez, et ce qui peut vous rendre parfaitement heureux ?» ; oui, si Vulcain leur tenait ce discours, il est certain qu'aucun d'eux ne refuserait ni ne répondrait qu'il désire autre chose, persuadé qu'il vient d'entendre exprimer ce qui de tout temps était au fond de son âme : le désir d'être uni et confondu avec l'objet aimé de manière à ne plus former qu'un seul être avec lui.
La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions un tout complet. On donne le nom d'amour au désir et à la volonté de retrouver cet ancien état. Primitivement, comme je l'ai déjà dit, nous étions un ; mais depuis, en punition de notre iniquité, nous avons été séparés par Zeus, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Nous devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute contre les dieux, de peur d'être exposés à une seconde division et de devenir comme ces figures représentées de profil dans les bas-reliefs, qui n'ont qu'une moitié de visage, ou comme des dés coupés en deux.
Il faut donc que tous tant que nous sommes nous nous exhortions mutuellement à honorer les dieux, afin d'éviter un nouveau châtiment et de revenir à notre unité primitive, sous les auspices et la conduite de l'Amour. Que personne ne se mette en guerre avec l'Amour ; or, c'est se mettre en guerre avec lui que de s'attirer la haine des dieux. Tâchons donc de mériter la bienveillance et la faveur de ce dieu, et il nous fera retrouver l'autre partie de nous-mêmes, bonheur qui n'arrive aujourd'hui qu'à très peu de gens. Qu'Eryximaque ne s'avise pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles faisaient allusion à Pausanias et à Agathon ; car peut-être sont-ils de ce petit nombre, et appartiennent-ils l'un et l'autre à la nature masculine. Quoi qu'il en soit, je suis certain que nous serons tous heureux, hommes et femmes, si, grâce à l'Amour, nous retrouvons chacun notre moitié, et si nous retournons à l'unité de notre nature primitive. Or, si cet ancien état est le meilleur, nécessairement celui qui en approche le plus est, dans ce monde, le meilleur : c'est de posséder un bien-aimé selon ses désirs. Si donc nous devons louer le dieu qui nous procure ce bonheur, louons Eros, dieu de l’amour, qui non seulement nous sert beaucoup en cette vie en nous conduisant vers ce qui nous correspond, mais encore nous donne les plus puissants motifs d'espérer que, si nous rendons fidèlement aux dieux ce qui leur est dû, il nous rétablira dans notre première nature après cette vie, guérira nos infirmités et nous donnera un bonheur complet. Voilà, Eryximaque, mon discours sur l'amour. Il diffère du tien ; mais je t'en conjure encore une fois, ne t'en moque pas, afin que nous puissions entendre les autres ou plutôt les deux autres, car Agathon et Socrate sont les seuls qui n'aient pas encore parlé ».
PLATON, Le Banquet, 190 b – 193 e (trad. Dacier et Grou revue et modifiée).
Quoi qu'il en soit, Eryximaque, je me propose de parler autrement que vous avez fait, Pausanias et toi. Il me semble que jusqu'ici les hommes ont entièrement ignoré la puissance de l'Amour ; car, s'ils la connaissaient, ils lui élèveraient des temples et des autels magnifiques, et lui offriraient de somptueux sacrifices : ce qui n'est point en pratique, quoique rien ne fût plus convenable ; car c'est celui de tous les dieux qui répand le plus de bienfaits sur les hommes, il est leur protecteur et leur médecin, et les guérit des maux qui empêchent le genre humain d’être pleinement heureux. Je vais donc essayer de vous faire connaître la puissance de l'Amour, et vous enseignerez aux autres ce que vous aurez appris de moi. Mais il faut commencer par dire quelle est la nature de l'homme et les modifications qu'elle a subies.
Jadis la nature humaine était bien différente de ce qu'elle est aujourd'hui. D'abord il y avait trois sortes d'hommes : les deux sexes qui subsistent encore, et un troisième composé de ces deux-là ; il a été détruit, la seule chose qui en reste c'est le nom. Cet animal formait une espèce particulière et s'appelait androgyne, parce qu'il réunissait le sexe masculin et le sexe féminin ; mais il n'existe plus, et son nom tenu pour infamant.
En second lieu, tous les hommes présentaient la forme ronde ; ils avaient le dos et les côtes rangés en cercle, quatre bras, quatre jambes, deux visages attachés à un cou rond, et parfaitement semblables ; une seule tête qui réunissait ces deux visages opposés l'un à l'autre ; quatre oreilles, deux sexes, et le reste dans la même proportion. Ils marchaient adoptant une station droite, comme nous, et sans avoir besoin de se tourner pour prendre tous les chemins qu'ils voulaient. Quand ils voulaient aller plus vite, ils s'appuyaient successivement sur leurs huit membres, et s'avançaient rapidement par un mouvement circulaire, comme ceux qui, les pieds en l'air, font la roue.
La différence qui se trouve entre ces trois espèces d'hommes vient de la différence de leurs principes. Le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre ; et celui qui est composé des deux autres par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de ces principes leur forme et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et vigoureux et leurs courages élevés ; ce qui leur inspira l'audace de monter jusqu'au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu'Homère l'écrit d'Ephialtès et d'Otus.
C’est alors que Zeus examina avec les dieux le parti qu'il fallait prendre. L'affaire n'était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas anéantir les hommes, comme autrefois les géants, en les foudroyant, car alors le culte et les sacrifices que les hommes leur offraient auraient disparu ; mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient supporter une telle insolence. Enfin, après de longues réflexions, Zeus s'exprima en ces termes : «Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c'est de diminuer leurs forces. Je les séparerai en deux : par là, ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, ce sera d'augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et si, après cette punition, ils conservent leur audace impie et ne veulent pas rester en repos, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur des outres à la fête de Bacchus ».
2
Après cette déclaration, le dieu fit la séparation qu'il venait de résoudre ; et il la fit de la manière que l'on coupe les oeufs lorsqu'on veut les saler, ou qu'avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage et la moitié du cou du côté où la séparation avait été faite : afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon mit le visage du côté indiqué, et ramassant les peaux coupées sur ce qu'on appelle aujourd'hui le ventre, il les réunit à la manière d'une bourse que l'on ferme, n'y laissant au milieu qu'une ouverture qu'on appelle nombril. Quant aux autres plis, qui étaient en très grand nombre, il les polit, et façonna la poitrine avec un instrument semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir le cuir, et laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de l'ancien châtiment. Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à s’unir de nouveau avec celle dont elle avait été séparée ; et, lorsqu'elles se trouvaient toutes les deux, s’enlaçaient mutuellement, ardamment, dans le désir de se confondre à nouveau en un seul être, qu'elles finissaient par mourir de faim et d'inaction, ne voulant rien faire l'une sans l'autre. Quand l'une des deux moitiés périssait, celle qui subsistait en cherchait une autre, à laquelle elle s'unissait de nouveau, soit que ce fût la moitié d'une femme entière, ce que nous appelons maintenant une femme, soit que ce fût une moitié d'homme : et ainsi l’espèce s’éteignait.
Mais Zeus, pris de pitié, imagine un autre expédient : il met par-devant les organes sexuels, car auparavant ils étaient par derrière : on concevait et l'on répandait la semence, non l'un dans l'autre, mais à terre ; comme les cigales. Zeus mit donc les organes par-devant, et, de cette manière, il rendit possible un engendrement mutuel, l’organe mâle pouvant pénétrer dans l’organe femelle. Si, dans l’accouplement, un homme s’unissait à une femme, des enfants en étaient le fruit, et l’espèce se perpétuerait. En revanche, si le mâle venait à s'unir au mâle, la satiété les séparait bientôt, et, se calmant, se tourneraient vers l’action et ils se préoccuperaient d’autre chose dans l’existence.
De là vient l'amour que nous avons naturellement les uns pour les autres : il nous ramène à notre nature primitive, il fait tout pour réunir les deux moitiés et pour nous rétablir dans notre ancienne perfection, pour guérir notre nature humaine. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout de la même manière qu'on coupe une sole en deux. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui proviennent de la séparation de ces êtres composés qu'on appelait androgynes aiment les femmes ; et la plupart des hommes qui trompent leur femme appartiennent à cette espèce, à laquelle appartiennent aussi les femmes qui aiment les hommes et trompent leur mari. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées vers les femmes : à cette espèce appartiennent les lesbiennes. De même, les hommes qui proviennent de la séparation des hommes primitifs cherchent le sexe masculin. Tant qu'ils sont jeunes, ils aiment les hommes : ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras : ils sont les premiers parmi les adolescents et les adultes, comme étant d'une nature beaucoup plus mâle. C'est bien à tort qu'on les accuse d'être sans pudeur, car ce n'est pas faute de pudeur qu'ils agissent ainsi ; c'est parce qu'ils ont une âme forte, un courage mâle et un caractère viril qu'ils recherchent leurs semblables : et ce qui le prouve, c'est qu'avec l'âge ils se montrent plus capables que les autres à servir l'Etat. Devenus hommes, à leur tour ils aiment les jeunes gens ; et s'ils se marient, s'ils ont des enfants, ce n'est pas que la nature les y porte, c'est que la loi les y contraint. Ce qu'ils aiment, c'est de passer leur vie les uns avec les autres dans le célibat. Que les hommes de ce caractère aiment ou soient aimés, leur unique but est de se réunir à qui leur ressemble.
Lorsqu'il arrive à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié, la sympathie, l'amitié, l'amour les saisit l'un et l'autre d'une manière si merveilleuse qu'ils ne veulent plus en quelque sorte se séparer, ne fût-ce qu’un moment. Ces mêmes hommes, qui passent toute la vie ensemble, ne sauraient dire ce qu'ils veulent l'un de l'autre ; car, s'ils trouvent tant de douceur à vivre de la sorte, il ne paraît pas que les plaisirs des sens en soient la cause.
3
Evidemment leur âme désire quelque autre chose qu'elle ne peut exprimer, mais qu'elle devine et qu'elle donne à entendre. Et quand ils sont couchés dans les bras l'un de l'autre, si Héphaïstos, leur apparaissant avec les instruments de son art, leur disait : « 0 hommes, qu'est-ce que vous demandez réciproquement ?» et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi : «Ce que vous voulez, n'est-ce pas d'être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l'un sans l'autre ? Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous mêler de telle façon que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule, et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d'une vie commune, comme une seule personne, et que, quand vous serez morts, là aussi, dans la mort, vous serez réunis de manière à ne pas faire deux personnes, mais une seule. Voyez donc encore une fois si c'est là ce que vous désirez, et ce qui peut vous rendre parfaitement heureux ?» ; oui, si Vulcain leur tenait ce discours, il est certain qu'aucun d'eux ne refuserait ni ne répondrait qu'il désire autre chose, persuadé qu'il vient d'entendre exprimer ce qui de tout temps était au fond de son âme : le désir d'être uni et confondu avec l'objet aimé de manière à ne plus former qu'un seul être avec lui.
La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions un tout complet. On donne le nom d'amour au désir et à la volonté de retrouver cet ancien état. Primitivement, comme je l'ai déjà dit, nous étions un ; mais depuis, en punition de notre iniquité, nous avons été séparés par Zeus, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Nous devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute contre les dieux, de peur d'être exposés à une seconde division et de devenir comme ces figures représentées de profil dans les bas-reliefs, qui n'ont qu'une moitié de visage, ou comme des dés coupés en deux.
Il faut donc que tous tant que nous sommes nous nous exhortions mutuellement à honorer les dieux, afin d'éviter un nouveau châtiment et de revenir à notre unité primitive, sous les auspices et la conduite de l'Amour. Que personne ne se mette en guerre avec l'Amour ; or, c'est se mettre en guerre avec lui que de s'attirer la haine des dieux. Tâchons donc de mériter la bienveillance et la faveur de ce dieu, et il nous fera retrouver l'autre partie de nous-mêmes, bonheur qui n'arrive aujourd'hui qu'à très peu de gens. Qu'Eryximaque ne s'avise pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles faisaient allusion à Pausanias et à Agathon ; car peut-être sont-ils de ce petit nombre, et appartiennent-ils l'un et l'autre à la nature masculine. Quoi qu'il en soit, je suis certain que nous serons tous heureux, hommes et femmes, si, grâce à l'Amour, nous retrouvons chacun notre moitié, et si nous retournons à l'unité de notre nature primitive. Or, si cet ancien état est le meilleur, nécessairement celui qui en approche le plus est, dans ce monde, le meilleur : c'est de posséder un bien-aimé selon ses désirs. Si donc nous devons louer le dieu qui nous procure ce bonheur, louons Eros, dieu de l’amour, qui non seulement nous sert beaucoup en cette vie en nous conduisant vers ce qui nous correspond, mais encore nous donne les plus puissants motifs d'espérer que, si nous rendons fidèlement aux dieux ce qui leur est dû, il nous rétablira dans notre première nature après cette vie, guérira nos infirmités et nous donnera un bonheur complet. Voilà, Eryximaque, mon discours sur l'amour. Il diffère du tien ; mais je t'en conjure encore une fois, ne t'en moque pas, afin que nous puissions entendre les autres ou plutôt les deux autres, car Agathon et Socrate sont les seuls qui n'aient pas encore parlé ».
PLATON, Le Banquet, 190 b – 193 e (trad. Dacier et Grou revue et modifiée).
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