Nicolas Gilbert
Le Poète malheureux
Vous que l’on vit toujours chéris de la fortune,
De succès en succès promener vos désirs,
Un moment, vains mortels, suspendez vos plaisirs :
Malheureux.. Ce mot seul déjà vous importune !
On craint d’être forcé d’adoucir mes destins !
Rassurez-vous, cruels ; environné d’alarmes,
J’appris à dédaigner vos bienfaits incertains,
Et je ne viens ici demander que des larmes.
Savez-vous quel trésor eût satisfait mon cœur ?
La gloire : mais la gloire est rebelle au malheur,
Et le cours de mes maux remonte à ma naissance.
Avant que, dégagé des ombres de l’enfance,
Je pusse voir l’abîme où j’étais descendu,
Père, mère, fortune, oui, j’avais tout perdu.
Du moins l’homme éclairé, prévoyant sa misère,
Enrichit l’avenir de ses travaux présents ;
L’enfant croit qu’il vivra comme a vécu son père,
Et tranquille s’endort entre les bras du Temps.
La raison luit enfin, quoique tardive à naître.
Surpris, il se réveille, et chargé de revers,
II se voit sans appui dans un monde pervers,
Forcé de haïr l’homme avant de le connaître.
Saison de l’ignorance, ô printemps de mes jours !
Faut-il que, tourmenté par un instinct perfide,
J’aie, à force de soins, précipité ton cours,
Trop lent pour mes désirs, mais déjà si rapide ?
Ou faut-il qu’aujourd’hui, sans gloire et malheureux,
Jusqu’à te désirer je rabaisse mes vœux ?
Pareil à cet aiglon qui de son nid tranquille,
Voyant près du soleil son père transporté
Nager avec orgueil dans des flots de clarté,
S’élève, bat les airs de son aile indocile,
Retombe, et ne pouvant le suivre que des yeux,
Eu accuse son nid, et d’un bec furieux
Le disperse brisé, mais en vain le regrette,
Quand, égaré dans l’ombre, il erre sans retraite.
Mais on admire, on aime, on soutient les talents ;
C’est en vain qu’on voudrait repousser leurs élans :
Sur ses pâles rivaux renversant la barrière,
Le génie à grands pas marche dans la carrière.
C’est vous qui l’assurez ; et moi, que les destins
Ont toujours promené sur la scène du monde,
Je dis (et ma jeunesse, en naufrages féconde,
Étudia longtemps les perfides humains,
Apprit où s’arrêtaient les forces du génie) :
« Le talent rampe et meurt s’il n’a des ailes d’or,
« Ou, vendant ses vertus, rare et noble trésor,
« Lève un front couronné de gloire et d’infamie. »
Que ne puis-je, ô mortels, être accusé d’erreur !
Quel que soit mon orgueil, oui, j’aimerais à croire
Que j’ai par trop d’audace irrité mon malheur ;
Que je frappais sans titre aux portes de la gloire.
Il en coûte à mon cœur de vous croire méchants ;
Mais expliquez, cruels, l’énigme de ma vie,
Ou rendez-moi raison de votre barbarie
Dieu plaça mon berceau dans la poudre des champs ;
Je n’en ai point rougi : maître du diadème,
De mon dernier sujet j’eusse envié le rang,
Et, honteux de devoir quelque chose à mon sang,
Voulu renaître obscur pour m’élever moi-même :
A l’âge on la raison sommeille, oisive encor,
La mienne impatiente ose prendre l’essor :
Au nom seul d’un grand homme on voit couler mes larmes.
Grand Dieu ! ne puis-je encor m’élancer sur ses pas !
Condé bégaie à peine, il demande des armes,
Et déjà plein de Mars, respire les combats
Donnez-moi des pinceaux. — Qu’exiges-tu d’un père ?
Mon fils, crois-moi, surmonte un penchant téméraire :
Tu -veux chercher la gloire ? Eh ! ne sais-tu donc pas
Que les plus grands talents y montent avec peine ;
Que, noircis par l’envie, accablés par la haine,
Tous ont vu le bonheur s’échapper de leurs bras ?
Songe au sort de Milton, songe au destin d’Homère :
L’homme, ingrat de leur temps, a-t-il changé depuis ?
Ah ! mon fils, je suis pauvre, et tu n’as plus de mère !
Bientôt tu vas me perdre : où seront tes appuis ?
Mon fils, crois-moi, mon fils, sors de ton indigence ;
Et vers la gloire alors dirige tes travaux.
Au nom de tous les soins qu’on prend de ton enfance,
Par mes cheveux blanchis. — Donnez-moi des pinceaux,
Eh bien ! vis à ton gré. Je te livre à toi-même,
Ingrat ; mais en suivant ta folle passion,
Crains ton père, reçois sa malédiction.
Vous pleurez... ah ! mon fils... votre père vous aime ;
Écoutez. — Des pinceaux ! Moi, sillonnant les mers,
J’aurais donc, sur la foi du zéphyr infidèle,
Poursuivi la fortune au bout de l’univers ;
Et peut-être pour prix de mon avare zèle,
Enterré sous les flots, en revenant au port,
Et mes jours, et mon nom. Qui peut vaincre la mort ?
Qu’à son gré l’opulence, injuste et vile amante,
Berce sur le damas ce parvenu grossier,
Et laisse le poète, à l’ombre d’un laurier,
Charmer par ses concerts le sort qui le tourmente !
II n’est qu’un vrai malheur, c’est de vivre ignoré
L’homme brille un moment, et la tombe dévore
Les titres fastueux dont on fut décoré,
Nos maux, et ces plaisirs que le vulgaire adore.
Tout périt sous la faux de la Mort ou du Temps ;
Mais la gloire du moins que l’homme a méritée
Survit à son trépas et s’accroît par les ans ;
Et loin de les flétrir, la fortune irritée
Ajoute un nouveau lustre aux talents glorieux.
Racine, dieu des vers ! Corneille, esprit sublime !
Vous pouvez effrayer un cœur pusillanime ;
Peut-être avec dédain vos mânes radieux
Du haut des monts sacrés regardent qui nous sommes.
Mais, si j’en crois mon cœur, on peut vous égaler :
Le ciel, en vous formant, voulut se signaler,
J’y consens ; mais enfin vous n’êtes que des hommes.
Ainsi je m’abusais. Sans guide, sans secours,
J’abandonne, insensé, mon paisible village,
Et les champs où mon père avait fini ses jours.
Cieux, tonnez contre moi ; vents, armez votre rage ;
Que vide d’aliments, mon vaisseau mutilé
Vole au port sur la foi d’une étoile incertaine,
Et par vous loin du port soit toujours exilé !
Mon asile est partout où l’orage m’entraîne.
Qu’importe que les flots s’abîment sous mes pieds ;
Que la mort en grondant s’étende sur ma tête ;
Sa présence m’entoure, et, loin d’être effrayés,
Mes yeux avec plaisir regardent la tempête :
Du sommet de la poupe, armé de mon pinceau,
Tranquille, en l’admirant, j’en trace le tableau.
Je n’avais point alors essuyé de naufrage ;
Mon génie abusé croyait à la vertu,
Et contre les destins rassemblant son courage,
Se nourrissait des maux qui l’avaient combattu.
« Mon sort est d’être grand, il faut qu’il s’accomplisse ;
« Oui, j’en crois mon orgueil, tout, jusqu’à mes revers.
« Qui de ceux dont la voix éclaira l’univers
« N’a point de la fortune éprouvé l’injustice ?
« Un dieu, sans doute un dieu m’a forgé ces malheurs,
« Comme des instruments qui peuvent à ma vue
« Ouvrir du cœur humain les sombres profondeurs,
« Source de vérités, au vulgaire inconnue.
« Rentrez dans le néant, présomptueux rivaux ;
« Ainsi que le soleil dans sa lumière immense
« Cache ces astres vains levés en son absence,
« Je vais vous effacer par mes nobles travaux. »
Mon âme (quel orgueil, grand Dieu, l’avait séduite !)
Dévorait des talents le trône révéré,
Et, dans tous les objets dont je marche entouré,
Ma gloire en traits de feu déjà me semble écrite.
Prestiges que bientôt je vis s’évanouir !
Doux espoir de l’honneur, trop sublime délire !
Ah ! revenez encor, revenez me séduire :
Pour les infortunés, espérer c’est jouir.
Je n’ai donc en travaux épuisé mon enfance
Que pour m’environner d’une affreuse clarté
Qui nie montrât l’abîme où je meurs arrêté.
Ne valait-il pas mieux garder mon ignorance ?
Trop heureux Philémon, s’il connaît son bonheur !
Fidèle au rang obscur qu’il reçut de ses pères,
Longtemps de sa jeunesse il voit briller la fleur ;
Et, cultivant en paix ses champs héréditaires,
Ne craint pas que toujours ses efforts abusés
Laissent tomber son corps privé de nourriture ;
La terre au jour marqué lui rend avec usure
Les trésors qu’en ses flancs il avait déposés.
II n’a point, il est vrai, vu nos cités immondes,
D’où le grand, étonné de ses vastes besoins,
De leurs productions épuise les deux mondes.
Nos sciences, nos arts, étrangers à ses soins,
Ne l’ont point dépouillé de ses mœurs ingénues.
Roulez en char brillant votre heureux déshonneur,
Jamais de Philémon vous ne serez connues,
Beautés dont on nourrit les vices sans horreur,
Tandis que les talents, amis de l’innocence,
Méconnus, repoussés dans leur premier essor,
Tombent découragés, et meurent d’indigence
Sous l’ombre d’un laurier qu’on leur dispute encor.
Ce protecteur qui marche en semant les promesses,
Même en trompant ses vœux, 1’abaissa-t-il jamais ?
Burrhus, qui va comptant les ingrats qu’il a faits,
Lui vient-il reprocher ses honteuses largesses ?
Aux malheureux toujours on trouve des forfaits,
Et les plus généreux vendent cher leurs bienfaits.
Pour qui les verts bosquets ouvrent-ils leurs ombrages ?
Les tranquilles étangs, les tortueux vallons,
Les antres toujours frais, les ruisseaux vagabonds,
Les chants du peuple ailé, ses jeux dans les feuillages,
Le paisible sommeil sur des lits de gazon,
La justice, la paix, tout rit à Philémon.
Oh ! combien j’eusse aimé cette beauté naïve,
Qui, d’un époux absent pressentant le retour,
Rassemble tous les fruits de son fertile amour,
Dirige des aînés la marche encor tardive,
Et, portant dans ses bras le plus jeune de tous,
Vole au bout du sentier par où descend leur père !
Elle le voit : grand Dieu ! dérobe à ma misère
L’aspect de leurs plaisirs dont mon cœur est jaloux....
N’est-ce donc point assez des tourments que j’endure ?
Quoi ! je porte un cœur noble, et d’un œil plein d’effroi
Je lis sur tous les fronts le mépris et l’injure !
Le dernier des mortels est plus heureux que moi !
Ah ! brisons ces pinceaux ! tombe, lyre inutile !
Périsse un monde injuste ; et toi qui m’as perdu,
Gloire, fantôme ingrat, à la brigue vendu,
Va, je perds sans regret ta couronne futile !
C’est le prix de l’intrigue, et je ne puis ramper.
Si pourtant les destins cessaient de me frapper...
Des hommes quelquefois l’injustice se lasse...
Je puis être du moins fameux par mon audace !
Oui, tremblez, fiers rivaux, détournez vos mépris ;
L’intrépide lion dans un piège surpris
S’irrite du danger, et de sa dent tenace
Ronge, en grondant, la toile où lui-même s’enlace,
Se roule, et peut enfin, par un dernier effort,
La briser, s’échapper, et, prodiguant la mort
Au peuple de chasseurs qui l’attaque et le brave,
Marcher, roi des forêts qui le virent esclave.
Vain espoir ! qu’ai-je dit ? hélas ! sans de longs jours
Le poète languit dans la foule commune,
Et s’il fut en naissant chargé de l’infortune,
Si l’homme, pour lui seul avare du secours,
Refuse à ses travaux même un juste salaire,
Que peut-il lui rester ?... Oh ! pardonnez, mon père,
Vous me l’aviez prédit... je ne vous croyais pas.
Ce qui peut lui rester ? La honte et le trépas.
C’en est donc fait : déjà la perfide espérance
Laisse de mes longs jours vaciller le flambeau ;
A peine il luit encore, et la pâle indigence
M’entr’ouvre lentement les portes du tombeau.
Mon génie est vaincu : voyez ce mercenaire,
Qui, marchant à pas lourds dans un sentier scabreux,
Tombe sous sou fardeau ; longtemps le malheureux
Se débat sous le poids, lutte, se désespère,
Cherchant au loin des yeux un bras compatissant :
Seul il soutient la masse à demi soulevée ;
Qu’on lui tende la main, et sa vie est sauvée.
Nul ne vient, il succombe, il meurt en frémissant :
Tel est mon sort. Bientôt je rejoindrai ma mère,
Et l’ombre de l’oubli va tous deux nous couvrir.
O rives de la Saône, où ma faible paupière
A la clarté des cieux commença de s’ouvrir,
Lieux où l’on sait au moins respecter l’innocence,
Vous ne me verrez plus ! mon dernier jour s’avance ;
Mes yeux se fermeront sous un ciel inhumain.
Amis !... vous me fuyez ? cruels ! je vous implore,
Rendez-moi ces pinceaux échappés de ma main...
Je meurs... ce que je sens, je le veux peindre encore.
De succès en succès promener vos désirs,
Un moment, vains mortels, suspendez vos plaisirs :
Malheureux.. Ce mot seul déjà vous importune !
On craint d’être forcé d’adoucir mes destins !
Rassurez-vous, cruels ; environné d’alarmes,
J’appris à dédaigner vos bienfaits incertains,
Et je ne viens ici demander que des larmes.
Savez-vous quel trésor eût satisfait mon cœur ?
La gloire : mais la gloire est rebelle au malheur,
Et le cours de mes maux remonte à ma naissance.
Avant que, dégagé des ombres de l’enfance,
Je pusse voir l’abîme où j’étais descendu,
Père, mère, fortune, oui, j’avais tout perdu.
Du moins l’homme éclairé, prévoyant sa misère,
Enrichit l’avenir de ses travaux présents ;
L’enfant croit qu’il vivra comme a vécu son père,
Et tranquille s’endort entre les bras du Temps.
La raison luit enfin, quoique tardive à naître.
Surpris, il se réveille, et chargé de revers,
II se voit sans appui dans un monde pervers,
Forcé de haïr l’homme avant de le connaître.
Saison de l’ignorance, ô printemps de mes jours !
Faut-il que, tourmenté par un instinct perfide,
J’aie, à force de soins, précipité ton cours,
Trop lent pour mes désirs, mais déjà si rapide ?
Ou faut-il qu’aujourd’hui, sans gloire et malheureux,
Jusqu’à te désirer je rabaisse mes vœux ?
Pareil à cet aiglon qui de son nid tranquille,
Voyant près du soleil son père transporté
Nager avec orgueil dans des flots de clarté,
S’élève, bat les airs de son aile indocile,
Retombe, et ne pouvant le suivre que des yeux,
Eu accuse son nid, et d’un bec furieux
Le disperse brisé, mais en vain le regrette,
Quand, égaré dans l’ombre, il erre sans retraite.
Mais on admire, on aime, on soutient les talents ;
C’est en vain qu’on voudrait repousser leurs élans :
Sur ses pâles rivaux renversant la barrière,
Le génie à grands pas marche dans la carrière.
C’est vous qui l’assurez ; et moi, que les destins
Ont toujours promené sur la scène du monde,
Je dis (et ma jeunesse, en naufrages féconde,
Étudia longtemps les perfides humains,
Apprit où s’arrêtaient les forces du génie) :
« Le talent rampe et meurt s’il n’a des ailes d’or,
« Ou, vendant ses vertus, rare et noble trésor,
« Lève un front couronné de gloire et d’infamie. »
Que ne puis-je, ô mortels, être accusé d’erreur !
Quel que soit mon orgueil, oui, j’aimerais à croire
Que j’ai par trop d’audace irrité mon malheur ;
Que je frappais sans titre aux portes de la gloire.
Il en coûte à mon cœur de vous croire méchants ;
Mais expliquez, cruels, l’énigme de ma vie,
Ou rendez-moi raison de votre barbarie
Dieu plaça mon berceau dans la poudre des champs ;
Je n’en ai point rougi : maître du diadème,
De mon dernier sujet j’eusse envié le rang,
Et, honteux de devoir quelque chose à mon sang,
Voulu renaître obscur pour m’élever moi-même :
A l’âge on la raison sommeille, oisive encor,
La mienne impatiente ose prendre l’essor :
Au nom seul d’un grand homme on voit couler mes larmes.
Grand Dieu ! ne puis-je encor m’élancer sur ses pas !
Condé bégaie à peine, il demande des armes,
Et déjà plein de Mars, respire les combats
Donnez-moi des pinceaux. — Qu’exiges-tu d’un père ?
Mon fils, crois-moi, surmonte un penchant téméraire :
Tu -veux chercher la gloire ? Eh ! ne sais-tu donc pas
Que les plus grands talents y montent avec peine ;
Que, noircis par l’envie, accablés par la haine,
Tous ont vu le bonheur s’échapper de leurs bras ?
Songe au sort de Milton, songe au destin d’Homère :
L’homme, ingrat de leur temps, a-t-il changé depuis ?
Ah ! mon fils, je suis pauvre, et tu n’as plus de mère !
Bientôt tu vas me perdre : où seront tes appuis ?
Mon fils, crois-moi, mon fils, sors de ton indigence ;
Et vers la gloire alors dirige tes travaux.
Au nom de tous les soins qu’on prend de ton enfance,
Par mes cheveux blanchis. — Donnez-moi des pinceaux,
Eh bien ! vis à ton gré. Je te livre à toi-même,
Ingrat ; mais en suivant ta folle passion,
Crains ton père, reçois sa malédiction.
Vous pleurez... ah ! mon fils... votre père vous aime ;
Écoutez. — Des pinceaux ! Moi, sillonnant les mers,
J’aurais donc, sur la foi du zéphyr infidèle,
Poursuivi la fortune au bout de l’univers ;
Et peut-être pour prix de mon avare zèle,
Enterré sous les flots, en revenant au port,
Et mes jours, et mon nom. Qui peut vaincre la mort ?
Qu’à son gré l’opulence, injuste et vile amante,
Berce sur le damas ce parvenu grossier,
Et laisse le poète, à l’ombre d’un laurier,
Charmer par ses concerts le sort qui le tourmente !
II n’est qu’un vrai malheur, c’est de vivre ignoré
L’homme brille un moment, et la tombe dévore
Les titres fastueux dont on fut décoré,
Nos maux, et ces plaisirs que le vulgaire adore.
Tout périt sous la faux de la Mort ou du Temps ;
Mais la gloire du moins que l’homme a méritée
Survit à son trépas et s’accroît par les ans ;
Et loin de les flétrir, la fortune irritée
Ajoute un nouveau lustre aux talents glorieux.
Racine, dieu des vers ! Corneille, esprit sublime !
Vous pouvez effrayer un cœur pusillanime ;
Peut-être avec dédain vos mânes radieux
Du haut des monts sacrés regardent qui nous sommes.
Mais, si j’en crois mon cœur, on peut vous égaler :
Le ciel, en vous formant, voulut se signaler,
J’y consens ; mais enfin vous n’êtes que des hommes.
Ainsi je m’abusais. Sans guide, sans secours,
J’abandonne, insensé, mon paisible village,
Et les champs où mon père avait fini ses jours.
Cieux, tonnez contre moi ; vents, armez votre rage ;
Que vide d’aliments, mon vaisseau mutilé
Vole au port sur la foi d’une étoile incertaine,
Et par vous loin du port soit toujours exilé !
Mon asile est partout où l’orage m’entraîne.
Qu’importe que les flots s’abîment sous mes pieds ;
Que la mort en grondant s’étende sur ma tête ;
Sa présence m’entoure, et, loin d’être effrayés,
Mes yeux avec plaisir regardent la tempête :
Du sommet de la poupe, armé de mon pinceau,
Tranquille, en l’admirant, j’en trace le tableau.
Je n’avais point alors essuyé de naufrage ;
Mon génie abusé croyait à la vertu,
Et contre les destins rassemblant son courage,
Se nourrissait des maux qui l’avaient combattu.
« Mon sort est d’être grand, il faut qu’il s’accomplisse ;
« Oui, j’en crois mon orgueil, tout, jusqu’à mes revers.
« Qui de ceux dont la voix éclaira l’univers
« N’a point de la fortune éprouvé l’injustice ?
« Un dieu, sans doute un dieu m’a forgé ces malheurs,
« Comme des instruments qui peuvent à ma vue
« Ouvrir du cœur humain les sombres profondeurs,
« Source de vérités, au vulgaire inconnue.
« Rentrez dans le néant, présomptueux rivaux ;
« Ainsi que le soleil dans sa lumière immense
« Cache ces astres vains levés en son absence,
« Je vais vous effacer par mes nobles travaux. »
Mon âme (quel orgueil, grand Dieu, l’avait séduite !)
Dévorait des talents le trône révéré,
Et, dans tous les objets dont je marche entouré,
Ma gloire en traits de feu déjà me semble écrite.
Prestiges que bientôt je vis s’évanouir !
Doux espoir de l’honneur, trop sublime délire !
Ah ! revenez encor, revenez me séduire :
Pour les infortunés, espérer c’est jouir.
Je n’ai donc en travaux épuisé mon enfance
Que pour m’environner d’une affreuse clarté
Qui nie montrât l’abîme où je meurs arrêté.
Ne valait-il pas mieux garder mon ignorance ?
Trop heureux Philémon, s’il connaît son bonheur !
Fidèle au rang obscur qu’il reçut de ses pères,
Longtemps de sa jeunesse il voit briller la fleur ;
Et, cultivant en paix ses champs héréditaires,
Ne craint pas que toujours ses efforts abusés
Laissent tomber son corps privé de nourriture ;
La terre au jour marqué lui rend avec usure
Les trésors qu’en ses flancs il avait déposés.
II n’a point, il est vrai, vu nos cités immondes,
D’où le grand, étonné de ses vastes besoins,
De leurs productions épuise les deux mondes.
Nos sciences, nos arts, étrangers à ses soins,
Ne l’ont point dépouillé de ses mœurs ingénues.
Roulez en char brillant votre heureux déshonneur,
Jamais de Philémon vous ne serez connues,
Beautés dont on nourrit les vices sans horreur,
Tandis que les talents, amis de l’innocence,
Méconnus, repoussés dans leur premier essor,
Tombent découragés, et meurent d’indigence
Sous l’ombre d’un laurier qu’on leur dispute encor.
Ce protecteur qui marche en semant les promesses,
Même en trompant ses vœux, 1’abaissa-t-il jamais ?
Burrhus, qui va comptant les ingrats qu’il a faits,
Lui vient-il reprocher ses honteuses largesses ?
Aux malheureux toujours on trouve des forfaits,
Et les plus généreux vendent cher leurs bienfaits.
Pour qui les verts bosquets ouvrent-ils leurs ombrages ?
Les tranquilles étangs, les tortueux vallons,
Les antres toujours frais, les ruisseaux vagabonds,
Les chants du peuple ailé, ses jeux dans les feuillages,
Le paisible sommeil sur des lits de gazon,
La justice, la paix, tout rit à Philémon.
Oh ! combien j’eusse aimé cette beauté naïve,
Qui, d’un époux absent pressentant le retour,
Rassemble tous les fruits de son fertile amour,
Dirige des aînés la marche encor tardive,
Et, portant dans ses bras le plus jeune de tous,
Vole au bout du sentier par où descend leur père !
Elle le voit : grand Dieu ! dérobe à ma misère
L’aspect de leurs plaisirs dont mon cœur est jaloux....
N’est-ce donc point assez des tourments que j’endure ?
Quoi ! je porte un cœur noble, et d’un œil plein d’effroi
Je lis sur tous les fronts le mépris et l’injure !
Le dernier des mortels est plus heureux que moi !
Ah ! brisons ces pinceaux ! tombe, lyre inutile !
Périsse un monde injuste ; et toi qui m’as perdu,
Gloire, fantôme ingrat, à la brigue vendu,
Va, je perds sans regret ta couronne futile !
C’est le prix de l’intrigue, et je ne puis ramper.
Si pourtant les destins cessaient de me frapper...
Des hommes quelquefois l’injustice se lasse...
Je puis être du moins fameux par mon audace !
Oui, tremblez, fiers rivaux, détournez vos mépris ;
L’intrépide lion dans un piège surpris
S’irrite du danger, et de sa dent tenace
Ronge, en grondant, la toile où lui-même s’enlace,
Se roule, et peut enfin, par un dernier effort,
La briser, s’échapper, et, prodiguant la mort
Au peuple de chasseurs qui l’attaque et le brave,
Marcher, roi des forêts qui le virent esclave.
Vain espoir ! qu’ai-je dit ? hélas ! sans de longs jours
Le poète languit dans la foule commune,
Et s’il fut en naissant chargé de l’infortune,
Si l’homme, pour lui seul avare du secours,
Refuse à ses travaux même un juste salaire,
Que peut-il lui rester ?... Oh ! pardonnez, mon père,
Vous me l’aviez prédit... je ne vous croyais pas.
Ce qui peut lui rester ? La honte et le trépas.
C’en est donc fait : déjà la perfide espérance
Laisse de mes longs jours vaciller le flambeau ;
A peine il luit encore, et la pâle indigence
M’entr’ouvre lentement les portes du tombeau.
Mon génie est vaincu : voyez ce mercenaire,
Qui, marchant à pas lourds dans un sentier scabreux,
Tombe sous sou fardeau ; longtemps le malheureux
Se débat sous le poids, lutte, se désespère,
Cherchant au loin des yeux un bras compatissant :
Seul il soutient la masse à demi soulevée ;
Qu’on lui tende la main, et sa vie est sauvée.
Nul ne vient, il succombe, il meurt en frémissant :
Tel est mon sort. Bientôt je rejoindrai ma mère,
Et l’ombre de l’oubli va tous deux nous couvrir.
O rives de la Saône, où ma faible paupière
A la clarté des cieux commença de s’ouvrir,
Lieux où l’on sait au moins respecter l’innocence,
Vous ne me verrez plus ! mon dernier jour s’avance ;
Mes yeux se fermeront sous un ciel inhumain.
Amis !... vous me fuyez ? cruels ! je vous implore,
Rendez-moi ces pinceaux échappés de ma main...
Je meurs... ce que je sens, je le veux peindre encore.
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